Déni de fond de commerce: édifiants sondages
Outre une représentation de ses activités pertinente pour les questions qu'il doit traiter, un décideur doit aussi avoir une représentation conforme à la réalité de la structure du marché sur lequel il intervient. Or sur ce sujet également, circulent bien des idées fausses [3].
Trois cents cadres supérieurs et cadres dirigeants, qui ont tenu ou qui tiennent encore le destin de Fret SNCF entre leurs mains, ont été sondés à ce sujet au cours des quinze dernières années. Autant ils se sont révélés incollables sur la structure de leur fond de commerce par grandes catégories de trafics, autant ils ont été très hésitants dès qu'il s'est agi de le décrire plus finement par flux, c'est-à-dire par origine-destination de trafics [4]. Cette approche élémentaire, essentielle chez tout transporteur, ne fait manifestement pas partie de leurs raisonnements.
- Sondés sur le nombre total de flux de wagons de client à client opérés par Fret SNCF (au milieu des années 2000), les décideurs l'ont évalué en moyenne à 10 000 flux. Ce nombre leur semblait d'ailleurs être la source même de leurs difficultés. En réalité, il y avait plus de 110 000 flux, soit plus de dix fois plus!
- Sondés sur le nombre de flux, parmi les 110 000 flux précédents, comportant en moyenne un train ou plus d'un train par jour à longueur d'année, - ce qui cerne assez bien la notion tant chérie de train entier régulier-, ils en imaginaient de l'ordre de 500, rajoutant que parmi ceux-là se trouvait assurément le noyau dur convoité. En réalité, il n’y en avait pas 500, mais moins de 50, plus de dix fois moins!
- Sondés sur leur connaissance des plus gros flux de trafic fret, tous les dirigeants ont cité le premier par la taille, flux de minerai de Dunkerque à Gandrange, équivalent à dix trains par jour, d'ailleurs aujourd'hui disparu. Mais un seul dirigeant a pu de citer correctement le deuxième flux de fret (trafic de matériaux de chaussée de quatre trains par jour en Midi-Pyrénées). Personne n’a pu citer plus de cinq flux parmi les dix premiers.
- Sondés sur la nature des marchandises correspondant aux plus grands flux de trafics, les dirigeants plaçaient aux premiers rangs les transports d'automobiles, de céréales, de conteneurs, sans doute parce que ces trafics sont effectués uniquement par trains complets. En réalité, aucun de ces trafics n'atteignait le seuil d’un train en moyenne par jour sur une relation.
- Sondés cette fois, à l’opposé, sur les plus petits flux opérés par Fret SNCF, ils oubliaient systématiquement de citer les flux de wagons vides, alors qu'ils représentaient pourtant pratiquement la moitié des 110 000 flux opérés par SNCF. Certes on peut s'empresser de les supprimer méthodiquement, en commençant par les plus petits. Cela ne pose problème que lorsque l'on découvre que le plus petit des 110 000 flux, n'est autre que …le flux retour du premier flux (2,4 M tonnes de minerai à l’aller, zéro tonne de marchandises sur les mêmes wagons au retour).
- Sondés sur l'interclassement, exprimé en nombre de trains par jour, des flux de trafic fret et de trafic voyageurs, les dirigeants de SNCF plaçaient spontanément en excellent rang les principaux flux de fret, convaincus que le trafic voyageurs est très diffus et que le trafic fret est -au moins en partie- très massif. La réalité est diamétralement à l'opposé. Le premier flux du fret, exceptionnel comme nous l'avons déjà souligné, équivalait bien à dix trains par jour, mais il ne prenait rang qu'après des centaines de flux de voyageurs, dont bon nombre tournaient à plus de 20 trains par jour (TGV Paris-Lyon, Paris- Lille, Paris-Bordeaux, Eurostar Paris-Londres, Thalys Paris-Bruxelles, TER, RER). Sans compter qu'aller et retour sont équilibrés en trafic voyageurs, et peu menacés de disparition totale (l’agglomération de Lyon se densifie, tandis que les usines sidérurgiques lorraines ferment).
Ce sondage témoigne d'un complet déni de fond de commerce. Il a des conséquences fâcheuses.
Alors que les décideurs ont en tête de passer de 10 000 à 500 flux, leurs pratiques réelles s'inscrivent dans une réduction de 110 000 à 50 flux. Or diviser par 20 n'équivaut pas à diviser par plus de 2000.
En partant d’une base plus de dix fois plus large, et devant atteindre une cible dix fois plus étroite que celles qu'ils imaginent, de fait, ils mettent en œuvre une politique qu'ils n'ont même pas sciemment choisie.
Ce sondage est resté sans suites. Soit que la réalité ait été trop dérangeante, soit que les sondés se soient rassurés à penser, qu'à défaut d'être connue d'eux-mêmes, la réalité l'était forcément de ceux qui prenaient les décisions majeures. Mais il y a pire. Car un déni peut en cacher un autre, plus délétère encore, ….
[3] Cf. Annexe 1 Paroles de cheminots
[4] Un flux est un échange de « quelque chose », que nous préciserons, entre une origine et une destination, en France ou en Europe. L'imprécision est à ce stade volontaire. Elle est à l’image de la confusion qui règne chez les sondés. La notion d'origine-destination est en effet plus complexe qu'il n'y parait : il ne s’échange pas que des marchandises. Pour ne pas compliquer un test suffisamment déstabilisateur en lui-même, toutes ses questions ont exclusivement et explicitement porté sur les flux de wagons de site client chargeur à site client chargeur .
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