Savoir faire des grandes rivières avec des petits ruisseaux
Le transport de fret par le rail est à l'agonie en France. Plusieurs restructurations ne sont pas venues à bout des difficultés structurelles de Fret SNCF. La baisse du coût du travail des cheminots de SNCF est désormais présentée comme l’ultime chance de sauver le fret ferroviaire.
La solution est pourtant loin d'être convaincante. Certes, le coût du travail chez SNCF est plus élevé que celui des nouveaux entrants, mais il est voisin de celui de Deutsche Bahn. Or, pendant que Fret SNCF se replie et accumule les déficits, DB Schenker Rail se développe et gagne de l'argent. La différence de trajectoires des deux entreprises n'est pas mince : en 2000, le volume d'affaires de Fret SNCF talonnait celui de DB Schenker Rail. Aujourd'hui DB Schenker Rail pèse quatre fois le pôle fret ferroviaire de SNCF en Europe. Quant aux opérateurs ferroviaires alternatifs, ils sont à l’image des opérateurs historiques qu’ils contestent : ils grandissent en Allemagne, aspirés dans le sillage d'une DB conquérante, tandis qu'en France, sans reprendre une tonne de fret à la route, ils ne parviennent même pas à compenser les pertes de trafic de SNCF. Manifestement, ni la question sociale, ni la question de l'ouverture du marché, n'expliquent le grand écart constaté entre les deux rives du Rhin.
C'est sur la comparaison des politiques industrielles, plus précisément des processus industriels de création de valeur des deux opérateurs historiques qu'il faut concentrer l'attention. Elle met en lumière les différences radicales dans la manière dont chacun d'eux appréhende son métier et en maîtrise l'exercice pratique. Les choix stratégiques, au demeurant opposés, n'en sont qu'une conséquence.
Depuis 10 ans, en alignant son modèle industriel sur celui des nouveaux entrants, SNCF s'est repliée sur le marché étroit et disputé des transports de point à point. A l’opposé, depuis 20 ans, DB n’a cessé de se renforcer en tant qu’entreprise de réseau. Il serait insuffisant toutefois de renvoyer l'échec d’une politique de marge à la française, au succès d’une politique de volume à l’allemande. DB doit fondamentalement sa réussite à l'excellente maîtrise de ses processus industriels, ceux qui fondent universellement le transport ferroviaire de fret. Cette maîtrise, elle l'a acquise grâce à un travail de fond sur ses métiers. A l'opposé, enfermée dans une approche archaïque et ultraconservatrice du transport ferroviaire, SNCF a conduit, contre nature et tout en force, une politique superficielle de faux-semblants. Celle-ci repose sur un double déni.
Déni de fond de commerce
La croyance est tenace qu'il existe en Europe des transports naturellement massifiés. D'aucuns d'ailleurs, se plaisent à soutenir que seuls les trains entiers réguliers constitueraient le domaine de pertinence du fret ferroviaire. Ont-ils pris la peine de quantifier de quoi ils parlent si aisément?
Sur les 115 000 flux de trafics, qui figuraient encore au milieu des années 2000 dans le portefeuille de Fret SNCF, seuls 38 flux équivalaient alors à un trafic moyen d’un train ou plus d'un train par jour. En quelque sorte, 38 rivières naturelles, offertes presque sans effort au transport ferroviaire, pour peu qu'elles résistent aux restructurations industrielles. Sur l’ensemble de l’Europe, ces grandes rivières naturelles de trafics se comptent non en pour cent, mais en pour mille des courants de trafics. Le constat est sans appel: à quelques rares exceptions près, tous les trafics ne sont - à l’échelle d’un transport de masse comme le transport ferroviaire- que de modestes ruisseaux. Non seulement tous ceux qui sont traités par transport combiné ou par wagons isolés, mais aussi la quasi totalité des trains entiers.
Ce que la nature ne prodigue pas spontanément, il faut donc le fabriquer. C'est le propre d'une activité industrielle. En matière de transport ferroviaire, puisque presque tout est diffus, il s'agit de massifier les flux de trafics, c'est-à-dire de faire artificiellement de grandes rivières avec des petits ruisseaux. Ce processus est l'objet d'un gigantesque mécanisme industriel de création de valeur. Sa bonne maîtrise l'emporte sur le coût intrinsèque de la main d'œuvre dans la formation du résultat économique des opérateurs historiques.
Or tandis que DB l’a reconfiguré en profondeur, SNCF s'est contentée de l'entretenir en surface. Alors qu'il s'agit du même mécanisme, l'ayant volontairement délaissé pour les wagons isolés, elle a fini par ne plus savoir s'en servir pour les trains entiers. Elle a alors cherché refuge dans le micro marché des trains massifs et réguliers. Un piège redoutable s'est refermé sur elle, car à défaut d'un coût du travail aussi bas que celui des opérateurs ferroviaires alternatifs, elle n'a aucune chance d'y performer: son activité chute, et son déficit s'accroit.
Déni de métiers
Ce mécanisme industriel de création de valeur est complexe. Loin d’être un handicap, cette complexité, quand elle est maîtrisée, est d'ailleurs in fine le seul avantage concurrentiel des opérateurs historiques. Elle fait écho aux dimensions du système ferroviaire. Paradoxalement, chez les grands opérateurs eux-mêmes, ce mécanisme industriel est largement ignoré. Certes, on y parle volontiers de "remplir les trains, de massifier et mutualiser les trafics, de faire tourner les actifs", et, dans un autre ordre d'idées, de "segmenter le marché, de faire de la qualité, de responsabiliser les hommes". Il n'y a rien à retrancher ni à ajouter. Mais ce sont de simples mots d'ordre, tant que leur contenu exact n'est pas explicité. Or parmi les dirigeants, malgré une technicité de très haut niveau, très rares sont ceux qui possèdent une approche systémique du mécanisme industriel de création de valeur, et nul n'en maîtrise les ressorts économiques. Insondé, ce mécanisme est dès lors appréhendé et administré en strates organisationnelles, aux objectifs souvent antagonistes. A défaut d'être piloté par les flux de trafics, il est vaguement contrôlé, comme autrefois, par le dimensionnement des outils de production. Pire, pour en finir avec son irritante opacité, il est découpé en blocs organisationnels verticaux, systématiquement conçus autour d'une segmentation du marché des chargeurs. En dépit des effets managériaux recherchés, ce modèle n'induit aucunement une meilleure proximité avec les clients. Au passage, sa mise en oeuvre détruit instantanément plusieurs niveaux de masses critiques.
Pourtant, à y regarder de plus près, ce mécanisme industriel est doté d'articulations naturelles. Elles lui confèrent potentiellement une grande souplesse. Elles définissent les contours de plusieurs métiers, correspondant à autant de marchés et de champs concurrentiels :
- les métiers qui gèrent les flux (tour à tour, les flux de marchandises, les flux de wagons et les flux de convois),
- les métiers qui gèrent les nœuds des différents réseaux de flux (les plateformes logistiques pour massifier les flux de marchandises en flux de wagons, les triages pour massifier les flux de wagons en flux de convois, et les relais pour massifier les flux de convois en flux d'étapes),
- les métiers qui affectent les moyens de production (les ressources en conducteurs, locomotives, wagons, sillons) à des emplois (les étapes à couvrir),
- enfin, les métiers qui rendent et maintiennent chacune de ces ressources en état de marche.
Tous ces métiers sont de véritables « business », quasi indépendants. Ils possèdent chacun tous les attributs d'une entreprise. En effet, ils délivrent tous un service typé, pour de vrais clients, chargeurs ou autres. Grâce à un processus spécifique de transformation, ils créent tous une valeur, mesurable sur leur propre marché. L’ensemble de valeurs ajoutées de ces métiers forme la chaîne de la valeur du transport ferroviaire. Elle rend précisément compte du lien, aussi méconnu que complexe, universel, impérissable, incontournable et indéfectible, qui relie les clients chargeurs d'une part, aux conducteurs de trains, aux locomotives, et aux sillons d'autre part.
Les métiers de gestion de nœuds, de gestion des ressources, et de maintenance concentrent la quasi-totalité du travail et du capital d’une grande compagnie ferroviaire. Il est donc normal qu’y soit perçue plus qu'ailleurs la problématique du coût du travail. Pour autant, la quantité de facteurs de production - travail et capital - , que ces métiers mobilisent au cours de leurs propres processus de création de valeur dépend très peu d'eux-mêmes. Elle est surdéterminée par la charge de travail qui leur est confiée. Car, même excellents, ces métiers ne peuvent compenser une charge de travail trop généreusement dimensionnée, en amont, au cours des trois processus successifs de massification des flux. Il est primordial de considérer qu'il en est trois, et non un seul: d'abord la massification des flux de marchandises en flux de wagons, ensuite la massification des flux de wagons en flux de convois, enfin la massification des flux de convois en flux d'étapes. C'est à partir des flux d'étapes, et de ces derniers seulement, que sont gérées les principales ressources utiles au transport ferroviaire.
Pas de miracle
Il n'y a pas de miracle allemand, seulement une recette éprouvée. Ayant des coûts unitaires de main d’œuvre rédhibitoirement élevés, s'il veut survivre, un opérateur historique doit consommer - à trafic équivalent - une moindre quantité de travail que ses jeunes concurrents. En somme, des cheminots chers, mais bien employés, grâce au grand et triple mécanisme industriel de massification, susceptible de «faire de grandes rivières avec de petits ruisseaux». Ce savoir-faire est complexe, un vrai travail d'orfèvre. DB s’en est donnée la maîtrise opérationnelle, en polarisant son appareil industriel autour des grands métiers fondateurs du fret ferroviaire. Identifier les vrais métiers du fret, comprendre comment ils créent de la valeur, comment ils peuvent en créer plus, les détourer, les décoffrer, les désenclaver, les désimbriquer, les libérer, est la voie que DB a choisie. SNCF a cru pouvoir faire l'économie de ce travail de fond, qu'elle n'a d'ailleurs toujours pas compris, sûre qu'elle était qu'il lui suffisait de resserrer son portefeuille par auto-écrémage, de dresser son organisation à la verticale, et de réviser a minima ses modes de fonctionnement. Faisant totale abstraction des processus fondamentaux de création de valeur, elle s'est débarrassée précipitamment de trafics réputés non rentables, accordant une foi aveugle à des données comptables destinées à un tout autre usage. Dans ces conditions, fermer des gares, abandonner des dessertes, supprimer des emplois, garer des locomotives, n'a pu que dégrader la productivité du travail et du capital, et détruire de la valeur. Le déficit s'est creusé, sans que la cherté relative du coût du travail ait eu à y contribuer.
A problème industriel, solution industrielle:
réduire les coûts de transport d'un tiers, et tripler le trafic
Pour revenir dans le marché du transport du fret, SNCF doit améliorer fortement la qualité de ses services et réduire drastiquement ses coûts. Ces deux objectifs relèvent d'une grande reconfiguration de ses fondations industrielles, analogue à celle que DB a accomplie. Une telle reconfiguration est porteuse, à elle seule, d'une réduction des coûts du transport ferroviaire supérieure à 30%. Elle va de pair avec une ambition de triplement du trafic en dix ans. A prix de marché et à coût des facteurs travail et capital constants, elle conduit à coup sûr à l'équilibre économique.
Elle conditionne par ailleurs le rendement de toute autre disposition, qu'elle soit d'ordre réglementaire, technique, technologique, organisationnel, sociétal ou social: il n'est en effet plus de mesure profitable pour qui ne maîtrise pas correctement ses métiers.
Compatible avec une refonte du pacte social liant SNCF à ses cheminots, cette reconfiguration des fondations industrielles n'en dépend en aucune façon: au contraire, c'est elle qui lui donne son sens plein.
Au moment où s'ouvre la négociation d'une convention collective de la branche ferroviaire, il est bon d'en connaître l'enjeu intrinsèque: s'agissant du développement du fret ferroviaire, il est mineur. Dans l'hypothèse la plus favorable, la future convention collective conduira à une baisse des coûts de l'ordre du tiers de celle issue d'une reconfiguration des processus industriels. Mais surtout, quelle que soit son ampleur, faute de maîtrise industrielle suffisante chez l'opérateur historique de réseau, son champ d'application sera réduit à quelques rares flux de point à point. Elle donnera certes des forces à SNCF sur ce marché de niches, que lui disputent les nouveaux entrants, mais elle laissera l'immensité des trafics sans aucune alternative ferroviaire, donc définitivement aux mains de la route.
Une sortie de crise par le haut, par une voie industrielle, nouvelle et solide, existe encore pour SNCF. En attendant qu'elle vienne à bout de l'hémorragie financière, perspective assurée à moyen terme, à titre conservatoire, et avant que ne disparaissent pour plusieurs décennies les restes de savoir-faire d'opérateur de réseau, il faut arrêter l'hémorragie des trafics. A défaut, l'unique opérateur de réseau français, dont les opérateurs alternatifs eux-mêmes ont besoin pour grandir, disparaitra, et avec lui, tout espoir d'alternative au mode routier.
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