Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Verbatim: Grand Palais

7 Avril 2014 , Rédigé par Patrick Charpentier Publié dans #Paroles de cheminots, #En savoir plus

Verbatim: Grand Palais

Décembre 2007, Paris, sous le dôme tout juste rénové du Grand Palais, c'est la fête. Pour son soixante dixième anniversaire, SNCF réunit ses grands clients, ses principaux partenaires et de nombreux leaders d'opinion. Conversation, saisie en marge de l'inauguration de l'exposition "L'art entre en gare".

- As-tu une idée du nombre de relations opérées par Fret SNCF ?

- Tout dépend de ce tu entends par relation !

- Bien sûr ! En considérant toutes les combinaisons possibles entre plusieurs milliers d'origines et plusieurs milliers de destinations de trafics, - les unes et les autres étant des gares, a fortiori des installations industrielles ou des bases logistiques raccordées au réseau ferré européen -, il existe théoriquement des millions de relations ferroviaires concernant la SNCF.
La géographie économique et les courants d’échange de marchandises étant ce qu’ils sont, en pratique, l'immense majorité de ces liaisons entre deux points ne connaissent, et ne connaitront vraisemblablement jamais aucun trafic d’aucune sorte.
Convenons dès lors qu’une relation opérée par Fret SNCF est un couple origine - destination, de client à client, situé en France et de façon plus générale en Europe, sur lequel est acheminé - sous maîtrise totale ou partielle de la SNCF- au moins un wagon. Ceci constaté sur une période suffisante: un an par exemple.

- Humm…. Notre trafic est extrêmement diffus. Il doit bien y avoir 10 000 relations répondant à cette définition.

- C'est plus de dix fois plus: il y en a 116 000 ! (28)

- Tant que cela?
…….

Grand Palais, Paris, décembre 2007

- Parmi ces 116 000 relations, combien connaissent-elles un trafic d’au moins un train par jour?

- Là aussi, tout dépend comment on définit un train!

- Donnons nous en effet une référence. Pour faciliter le calcul mental, prenons comme référence une charge moyenne de 1000 tonnes de marchandises par train, et considérons qu'une année comporte 260 jours ouvrables.

- Très peu bien sûr: 500 relations environ sur les 116 000.

- Ca n'atteint pas le dixième de ton estimation : 38 relations seulement!

- …? Certes, mais ton critère de 1000 tonnes nettes par train est sévère: si nos trains peuvent techniquement emporter 1200 tonnes de chargement, en moyenne, ils en emportent trois fois moins!

- En ce cas, prenons une charge plus représentative, prenons 500 tonnes de marchandises par train. 135 relations seulement sur 116000 font plus d'un train par jour. L'ordre de grandeur précédent ne s'en trouve pas vraiment modifié. (28)

-......?

Grand Palais, Paris, décembre 2007

Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Cliquez sur l'image pour l'agrandir

- Considérons maintenant la plus importante de toutes ces relations: combien de trains standard de 1000 tonnes par jour représente-t-elle?

- A coup sûr, c'est du trafic de minerai entre Dunkerque et la Lorraine. Il est réalisé avec des trains de 3000 tonnes.

- C'est exact, c’est plus précisément du transport de minerai de fer entre le port de Dunkerque et les hauts fourneaux de Gandrange pour le compte d’Arcelor-Mittal, le premier client de la SNCF. En pratique, ce transport est effectivement réalisé avec deux trains hyper lourds par jour, 7 jours sur 7, sur 50 semaines par an. Cela représente chaque jour 10 de nos trains de référence (29) .
……

Grand Palais, Paris, décembre 2007

- Voilà pour la plus haute marche du podium des trafics. Descendons d'une marche : quel est le nombre d'équivalents-trains de 1000 tonnes par jour sur la deuxième relation opérée par la SNCF, et quelle est-elle?

- Si la première relation compte 10 trains par jour, la deuxième est loin derrière, elle ne doit comporter que 5 ou 6 trains. Ce doit être du transport combiné sur très longue distance, du Benelux vers l'Italie en transit par la France.

- L’ordre de grandeur est convenable: la réponse correcte est en effet 4 trains par jour. En revanche, ce n'est pas un trafic de conteneurs, mais un trafic de granulats, sur 60 kilomètres de distance, du côté de Toulouse. Il est réalisé pour le compte des carrières Malet.

- …???

- Suivent au palmarès, dans l'ordre décroissant de volume: des trafics de charbon importé de Belgique, de bauxite entre Fos et Gardanne, de pierre à chaux dans le Boulonnais ou la Lorraine, de minerai de fer à nouveau, de coils. Dès la 15ème relation, le trafic est inférieur à deux trains par jour. Dès la 39ème relation, nous l'avons déjà dit, il n’atteint déjà plus un train par jour, et il y en a plus de 100 000 de la sorte.

- Il y a donc non seulement très peu de très grands flux, mais surtout des très grands flux dont le volume unitaire décroit très vite…

- …et qui tous ensemble n'ont pas un poids énorme dans le trafic total: les 38 relations à plus d'un train standard par jour représentent trois dix millièmes des flux de SNCF, c'est seulement 15% du volume en tonnes, 9% en tonnes-kilomètres, ou encore 7% en chiffre d'affaires. Comme SNCF a environ12% du marché, ces 38 grands flux ne représentent même pas 1% en volume du potentiel de marché accessible! Difficile de rebâtir Fret SNCF là-dessus!

- ……???

Grand Palais, Paris, décembre 2007

- Pour fixer les idées, comparons maintenant le trafic fret avec un domaine qui nous est plus familier: le trafic de voyageurs. Combien de trains par jour sur les plus importantes relations ferroviaires empruntées par des voyageurs?

- Les grandes lignes voyageurs, Paris-Lyon, Paris-Lille, Paris-Bruxelles, Paris-Londres, Paris-Marseille, et bien d'autres villes sont reliées par une vingtaine de trains, voire plus, tous les jours. Sans compter, de nombreuses relations TER ou Transilien très denses ! (30)

- Du coup, en ramenant tout à la notion de train, histoire d'avoir une unité commune au trafic fret et au trafic voyageurs, la première relation fret, Dunkerque-Gandrange, pourtant hors norme du point de vue fret, se classe derrière des centaines de relations voyageurs dans le hit parade des grandes relations opérées par la SNCF. Quoique nous ayons tous en tête l'image de passagers parfaitement individuels, des "passagers isolés" pourrait-on dire par assimilation, le trafic voyageurs est, du point de vue ferroviaire, incomparablement plus massifié que le trafic fret!

- C’est en effet contre intuitif quand on le regarde sous cet angle.

- Certes, les voyageurs ne naissent pas spontanément par milliers tous les jours à Paris Gare de Lyon pour disparaitre à Lyon Part Dieu. En quasi totalité, ils viennent d'ailleurs et vont ailleurs, notamment grâce à un bon réseau de transport urbain, suburbain ou régional, ou bien parce qu'ils ont l'usage d'un véhicule automobile.
Convenons cependant que pour le transporteur que nous sommes, il n’y a, en matière de fret ferroviaire, aucune concentration de trafic équivalente à celle du trafic voyageurs: il faut aller chercher le fret, flux par flux, là où il est avant de le concentrer sur des triages de ramassage, alors que les voyageurs viennent massivement dans des lieux de concentration que sont les grandes gares: nous ne les cherchons pas chez eux . (31)
Le plus gros de tous les trafics fret, le trafic de minerai de Dunkerque à Gandrange, n’est que le quart ou le tiers de beaucoup de relations voyageurs.
Dit en creux: des centaines de relations voyageurs se classent avant la toute première des relations fret!
Ca va en tout cas à l’encontre de beaucoup d’idées reçues, selon lesquelles le trafic fret –s'agissant du trafic par trains complets-, est un trafic de masse : comparé au trafic voyageurs, le trafic par trains entiers est presque aussi… diffus que le trafic diffus! Les trains entiers sont plus proches des wagons isolés que des grands trains de voyageurs!

- …..???

Grand Palais, Paris, décembre 2007

- Osons aller encore plus loin. A l’autre extrémité du spectre des relations, quelle est la plus petite de toutes les relations qu'opère Fret SNCF?

- Impossible de la citer précisément, car sur plus de 100 000 couples origine-destination effectifs, il y en a des milliers sur lesquels ne s'échangent que quelques wagons remplis de quelques tonnes de marchandises par an, c'est le diffus du diffus, celui-là même qui est à l'origine de bien de nos difficultés de notre système de wagons isolés!

- C'est pire que cela! Quoique contenant de un à plusieurs milliers de wagons par an, des dizaines de milliers de relations ne contiennent strictement…. aucun flux de marchandises: zéro tonne par an!

- C'est exact, on oublie toujours de comptabiliser l'acheminement des wagons vides!

- Alors que les flux de wagons vides comptent pour la moitié de nos relations! Il faut inévitablement les recycler après un parcours à charge, pour les recharger ailleurs. C'est sans doute regrettable du point de vue de la gestion des wagons qu'il y ait autant de wagons vides, mais on ne peut pas faire comme si ces acheminements de wagons vides n'existaient pas dans nos 116000 relations!
Pour bien nous en convaincre, observons que le retour à vide des wagons de minerai de Gandrange à Dunkerque en fait partie. On peut ainsi, symboliquement, conclure que la plus petite relation opérée par Fret SNCF est la même que la plus grande … sauf qu'elle est en sens inverse!

- …!

Grand Palais, Paris, décembre 2007

- Vient tout juste d'être créé au sein de Fret SNCF un grand pôle d'activité autonome réunissant le secteur de marché des produits de grande consommation et des automobiles. Il a vocation a construire son propre plan de transport…

- …et il disposera à terme de ses propres ressources de traction.

- Mêmes questions que précédemment sur ce sous-ensemble. Combien de relations ce pôle opère t-il, et combien parmi celles-ci représentent un ou plus d’un train par jour ?

- Ce marché est dominé par les trafics d’eaux minérales, de bières, de lessives, et par les trafics de véhicules automobiles neufs. Tout cela sort de sites industriels, peu nombreux, et va en trains complets sur quelques plateformes de distribution spécialisées. C'est d'ailleurs en raison de ce point commun que nous réunissons dans une même unité d'affaires des secteurs de marché aussi disparates que les boissons et les voitures. Cela doit représenter un bon millier de relations de toutes tailles, dont une bonne dizaine comporte plus d’un train par jour.

- Ces trafics sont en effet assez concentrés au départ, mais plus dispersés que tu ne l’imagines à l’arrivée. En tout, 20 000 relations et non quelques centaines sont concernées par ce seul marché. Et sur ces 20 000 relations, …pas une seule n’atteint un train par jour à longueur d’année!

- Malgré les trains complets d’eau minérale ou d'automobiles?

- Malgré eux !

- …????


Grand Palais, Paris, décembre 2007

Le dialogue précédent est la reconstitution fidèle d'une conversation impromptue entre l'auteur de ces lignes, dans le rôle du questionneur, et le grand patron du Fret de SNCF de l'époque, dans le rôle du questionné.

Un questionné tour à tour curieux, intrigué, perplexe, et déstabilisé. A juste titre : car toutes les lignes de force qui structuraient son action depuis sa prise de fonction, un an auparavant, étaient soumises à la question.

  • Supprimer les petits trafics quand il n'y en reste pas vraiment de grands?
  • Organiser le Fret autour de business units qui n'ont pas de socle conséquent de trafics?
  • Décréter la responsabilité des hommes à la tête de celles-ci, alors qu'elles sont construites autour d’une vision simpliste de la désimbrication des flux, la "verticalisation" ? [32]
  • Fermer des gares, fermer des lignes, supprimer des dessertes sans avoir pris la précaution d'objectiver les solidarités existantes entre les flux, ni la contribution propre à chacun d'eux à l'ensemble de tous les flux?
  • Tout miser sur la diminution du coût des moyens de production, notamment des ressources de traction quand on en surestime l'importance dans la formation du coût des prestations de transport ? [33]

La perte des points de repère était utile pour obliger à sortir du cadre habituel de raisonnement.

Le quiz était riche de sens pour qui acceptait de s’en emparer.

La déstabilisation a été réelle, mais fugitive.

 De fait, dans les semaines et mois qui suivirent le dialogue ici rapporté, pas la moindre allusion n'y sera faite, pas le moindre approfondissement ne sera demandé, pas la moindre inflexion ne sera imprimée aux actions en cours.

 

_____________________________

[28] Source: contrôle de gestion SNCF sur l'année 2005.

[29] Ce trafic, exceptionnel par son volume, a disparu peu après, en avril 2009, Arcelor Mittal ayant fermé le dernier haut fourneau de Gandrange.

[30] Il y a dans le raisonnement, mais cela n'altère pas le sens de la démonstration à ce stade,  une confusion entre l'origine et la destination des voyageurs (gare de montée-gare de descente) d'une part, et l'origine et la destination des trains (gare de formation - gare terminus )  qui parcourent la relation d'autre part. En effet, des voyageurs peuvent monter et/ou descendre dans des gares intermédiaires sur le trajet des trains, de même qu'ils empruntent éventuellement d'autres trains, avant ou après. Nous aborderons ultérieurement ce sujet.

[31] Toutefois, depuis peu (plan stratégique Excellence 2020), SNCF Voyages affirme son ambition de passer d'un modèle gare à gare à un modèle porte à porte. Il s'agit évidemment moins de réaliser les opérations physiques avec des moyens propres, que de s'assurer de la maîtrise  de la chaîne du voyages. L'objectif de SNCF Voyages est de devenir un intégrateur de services, comme le sont les 4PL dans la gestion de la supply chain, ce avant que Google ou d'autres ne s'emparent de ce métier.

Partager cet article

Commenter cet article

D
Le transport de voyageurs est plus massif que le transport de fret. C'est vrai uniquement du point de vue du transporteur, puisque les voyageurs se regroupent dans une gare avant de prendre le train. <br /> En plus, sublime facilité, ils y vont tous seuls! Ce qui n'est pas le cas du fret, qu'il faut aller chercher là où il est, à domicile, c'est ça qui le rend diffus. <br /> En plus, le fret souffre d'un grave handicap: il n'est pas autonome, il doit être constamment accompagné, redoutable problème dans l'accès au train et dans les correspondances entre trains dans les triages.
Répondre
T
Ca fait des années qu'on se replie sur les grands courants de trafic. J'ai du changer d'affectation 3 fois en 5 ans à cause de ça. A chaque fois c'était pour sûr la dernière. On nous aurait donc caché la vérité ? Ou bien ils se sont mentis à eux-mêmes? Qu'est ce qui est pire?
Répondre
L
Je n'en reviens pas qu'on puisse à ce point ignorer la réalité quand on est grand patron d'une grande entreprise. Je suis moi même patron d'une PME de transport routier, et je m'intéresse au transport combiné rail-route. Croyez vous que je gère mes camions et mes chauffeurs? Non, même si j'y passe aussi du temps. Mais ce qui m'obnubile, c'est mes flux de trafic. Comment les combiner ensemble, pour que compte tenu des commandes aléatoires et parfois urgentes de mes clients, ma charge de travail soit à peu près constante, c'est mon obsession. Si ça c'est bien fait, mes camions et mes chauffeurs, ça roule tout seul! C'est la règle d'or du transport routier. Si ça n'est pas celle du rail, faut pas s'étonner du résultat.
Répondre